05 février 2021
Carnet / La vie rêvée
Toutes les fleurs du marronnier du parc municipal se sont envolées dans les grands vents des premiers orages. Le parc n’est pas loin du lycée où je suis en seconde. Quand viennent les heures de sport, je m'en dispense moi-même et je sors acheter un paquet de Gitanes blanches sans filtres au café-tabac situé juste en face du lycée, je descends la rue de la Victoire et je rejoins l’entrée du parc René Nicod marquée par une fontaine dont l’eau jaillit de la bouche de gros poissons en métal peint. Le plus souvent, ma place sous le marronnier est libre et je m’y installe pour fumer et lire un livre de poche.
Ce jour-là, pendant que les autres gesticulent en respirant des relents de gymnase, j’achète à la Maison de la presse La Vie rêvée de François-Régis Bastide, un gros roman choisi pour le titre et la couverture (où l'on voit flotter un orgue dans le vide) et non pour l’auteur que je ne connais pas.
Je crois avoir lu au moins trois quarts de ce livre en pensant à autre chose, sans m’intéresser à une histoire qui était sans doute à mille lieues de ce qui pouvait me concerner à cette époque. Si je me souviens encore de ce livre qui ne suscita en moi que quelques images floues correspondant à certains débuts de chapitres, c’est qu’une question parasitait ma lecture : comment écrire un roman de cinq cents pages ?
Aujourd’hui, si longtemps après ce moment de mon adolescence qui s’est gravé Dieu sait pourquoi dans ma mémoire avec une étrange insistance, j’aurais plutôt tendance à me demander : comment ne pas écrire un roman de cinq cents pages ?
À l'exception de ma propension à rêver ma vie en ces années soixante-dix du siècle dernier, je ne garde guère de nostalgie de cette période durant laquelle je n’exerçais ma lucidité à rien d’autre qu’à tenter d’évaluer les décennies d’expériences et de lecture qu’il me faudrait traverser avant d’être capable de raconter une histoire et d’en arriver à me demander « comment ne pas faire ceci ou cela, comment ne pas écrire ceci ou cela, comment ne pas être ceci ou cela » ...
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24 octobre 2020
Carnet / Retour à Giorgio de Chirico (notes pour un article).
Aucune œuvre picturale n’a sur la durée plus d’influence sur moi que celle de Giorgio de Chirico. D’une manière presque hypnotique, cette peinture, dans ses différentes périodes (métaphysique, néo-classique, romantique, néo-baroque et néo-métaphysique) me fait régulièrement signe à de nombreux et différents moments de ma vie.
Comme pour la plupart des profanes en peinture, c’est par la période métaphysique que je suis entré dans cette œuvre en apprenant toutefois un peu plus tard, à la lecture de l’essai du poète et critique Pere Gimferrer de l’Académie royale espagnole, que « le Chirico métaphysique, porté aux nues par la critique, n’eut en son temps pas le moindre succès auprès du public, d’où le fait qu’on trouve ses œuvres de cette manière principalement dans les musées. À l’inverse, le Chirico d’après 1919, discuté ou refusé par la critique, eut toujours la faveur du public, et est principalement représenté dans des collections privées. » (Extrait de : De Chirico par Pere Gimferrer, éditions Albin Michel, Les grands maîtres de l'art contemporain).
Pour ma part, ma première rencontre avec des tableaux de Chirico que je ne connaissais que par des reproductions dans les livres eut lieu dans les années 1980 à Venise au palazzo Venier dei Leoni qui abrite depuis 1949 au 701 Dorsoduro la collection de Peggy Guggenheim.
Mon cœur battait un peu plus vite en franchissant l’imposant portail d'entrée signé en 1961 par Claire Falkenstein car j'allais m'approcher « pour de vrai » de trois tableaux où quelques-uns de mes songes d'adolescent les plus tenaces ont élu domicile : Le rêve du poète nommé aussi La nostalgie du poète sur certaines reproductions (1914, huile et fusain sur toile, 89,5 x 40,5 cm), La tour rouge (1913, huile sur toile, 73,5 x 100,5 cm) et L'après-midi délicat (1916, huile sur toile, 65 x 58 cm). Il s’agit de trois toiles de la période métaphysique.
Je devais avoir dans les vingt-cinq ans à cette époque et j’étais déjà très perturbé par ma vie professionnelle de rédacteur dans un quotidien régional, métier qui ne m’offrait rien d’autre qu’un gagne-pain peu glorieux et, pire encore, une agitation permanente, aussi vaine que stérile et qui m’épuisait.
Je trouvais donc un antidote à ce désordre dans les lignes épurées, les perspectives étranges et fuyantes, le temps suspendu, les paysages vides de présences humaines ou se limitant à des ombres furtives et à des statues au centre de places italiennes silencieuses, le long d’arcades étirées jusqu’à l’absurde vers un horizon révélant une cheminée d’usine, une tour génoise, une horloge de gare indiquant une heure sans importance ou le panache lointain d’un train minuscule filant vers d’improbables destinations tandis qu’apparaissent parfois au premier plan de ces lambeaux de monde figés des artichauts, des régimes de bananes, des chevalets montés de toiles vides et des mannequins d’atelier et de couture pétrifiés.
J’ai toujours eu l’impression que ce délire très contrôlé, un peu hautain, où l’on peut parfois débusquer un brin d’ironie froide, m’apportait le calme d’une sorte de détachement contemplatif, de retrait, bien que cet univers énigmatique soit loin d’être serein. Chaque fois que je ressens à l’excès la pression sociale, les toiles métaphysiques de Chirico m’offrent des passages secrets et des portes dérobées vers un monde flottant entre la veille et le sommeil, dans cette phase de l’endormissement qu’on appelle la phase hypnagogique.
Entre autres nombreux bénéfices aussi bien intellectuels que physiques, je trouve cet accès à un état particulier de conscience propice à la créativité, dont je ne peux me passer sans risquer la tristesse, dans les correspondances que j’établis entre les tableaux de Chirico et certaines compositions musicales d’Igor Stravinsky, et comme par hasard (!) de sa période néo-classique (les ballets grecs et la symphonie en ut).
Chaque fois que je dois rentrer en moi-même pour me ressourcer, l’alliance du Chirico métaphysique ou néoclassique et du Stravinsky néoclassique ou empruntant librement au sérialisme m’ouvre des perspectives aussi étranges et vastes que celles de La récompense du devin (1913, huile sur toile, 136 x181 cm, Philadelphia Art Museum, collection Louise et Walter Arensberg, Philadelphie), L’incertitude du poète (1913, huile sur toile, 104 x 92 cm, collection particulière, Londres), Mystère et mélancolie d’une rue (1914, huile sur toile, 87 x 71,5 cm, collection particulière), L’angoisse du départ (1913-1914, huile sur toile, 85 x 69 cm, Albright-Knox Art Gallery, Buffalo), La joie du retour (1915, huile sur toile, 85 x 68,5 cm, collection Mr. and Mrs. James W. Alsdorf, Chicago) et Le grand métaphysicien (1971, huile sur toile, 80 x 60 cm, collection particulière).
Le ballet Agon de Stravinsky (Agon pouvant se traduire du grec par lutte, angoisse ou concours, entre autres significations) me renvoie de manière toute subjective, j’en conviens volontiers, aussi bien à l’atmosphère inquiétante des toiles métaphysiques qu’aux représentations de gladiateurs sans visages comme s’ils s’étaient vidés de leur humanité pour se retrouver réduits à l’état de mannequins sacrifiant à des rituels déconnectés de leurs sens. Je fais notamment ici allusion aux Gladiateurs (1928, huile sur toile 160 x 95 cm, collection particulière, Rome, et à L’école de gladiateurs (1953, huile sur toile, 100 x 80 cm, collection particulière, Rome).
À la fin des années 1980, je conçus le projet d’écrire une série de textes que je voulais intituler Variations sur des tableaux de Giorgio de Chirico ou plus simplement Variations Chirico. En voulant avancer dans cette vaine ambition, je fus vite confronté à la difficulté d’écrire sur la peinture qui consiste principalement à éviter deux écueils, trahir le peintre ou se trahir soi-même. Je détruisis donc la majeure partie de mes ébauches pour n’en conserver que deux. Je les croyais perdues mais elles viennent d’émerger de mon désordre.
Le premier texte me fut inspiré par deux tableaux de la période métaphysique, L’après-midi délicat (1916, huile sur toile, 65 x 58 cm, Fondation Peggy Guggenheim, Venise) et Salutations d’un ami lointain (1916, huile sur toile, 48,2 x 36,5 cm, collection particulière, Rome). Giorgio de Chirico y représente des biscuits et un sucre d’orge intégrés à différents effets de perspective et à des cadres. La citation à la fois anecdotique et précise de ces friandises dans cette improbable géométrie m’a suggéré cette première ébauche à laquelle j’ai donné pour titre celui du premier tableau vu à Venise en supprimant toutefois l’article, Après-midi délicat :
« Peindre des biscuits, c’est peut-être chercher à retrouver la main qui les a disposés sur un plateau,
geste sucré qui se goûte ainsi dans la couleur ancienne
et qui se perpétue dès l’instant où les biscuits étonnent,
comme si la friandise instaurait une sagesse à se remémorer jusqu’à la fin pour ne rien renier de toute merveille.
Légère offrande, acte d’humain en ordre.
N’en retenir au jour le jour que le petit miracle. »
J’ai intitulé ma seconde ébauche Délice d’énigmes parce que le mot énigme revient souvent dans les titres de Chirico. Le tableau qui m’a inspiré ce deuxième texte appartient à la période néo-baroque et s’intitule Villa Falconieri (1946, huile sur toile, 40 x 50 cm, collection particulière, Rome). On y distingue deux petits personnages furtifs bien que représentés au premier plan. Il s’agit d’un homme et d’une femme qui évoluent dans un imposant paysage sombre alourdi d’un ciel épais encore assombri par de vastes élancements de cyprès très denses d’où se détache un pan de mur agrémenté d’une porte monumentale.
« Complot ou rendez-vous galant ?
Matin ou soir, quel crépuscule ?
Lors d’un après-midi d’orage ? Avant ou après le tonnerre ?
L’entrelac végétal est-il de la conjuration ?
Comparses ? Au même titre que l’homme et la femme au pied du mur déposant leur culte du secret ?
Ce couple d’une heure ou d’une vie célèbre-t-il la vie privée ?
Ne parlons certes pas de liberté mais d’échappée, ce qui est déjà bien quand les travaux si longs sont à recommencer et les chemins si courts toujours tracés d’avance. »
Je ne crois pas beaucoup en un rôle prépondérant du hasard dans ce qui nous conduit vers les œuvres d’art. On tire un fil et la pelote se dévide. Au moment où j’écrivis ces deux textes, ces deux variations, un troisième personnage était déjà entré dans le croisement des correspondances sans que j’en eusse tout à fait conscience, le poète Fernando Pessoa. Cette logique ne m’apparut clairement qu’à la lecture, un peu plus tard, de l’essai de Pere Gimferrer, notamment dans ce passage :
« Ne renoncer à rien, vouloir être divers, voire beaucoup, sans cesser d’être profondément soi-même : voilà qui révèle de manière incontestable tout ce qui lie en profondeur l’art de Chirico à la modernité. De la même façon, un Fernando Pessoa a pu être le poète futuriste Alvaro de Campos, le sentencieux moraliste agraire Alberto Caeiro, le néo-classique Ricardo Reis, plus Pessoa lui-même, d’une personnalité distincte de celle de ses hétéronymes. Ainsi, chez de Chirico, le métaphysique n’est-il qu’une facette parmi d’autres ; et ici on ne peut s’empêcher d’évoquer encore J.V. Foix — auteur à la fois de poèmes néo-popularistes, de poèmes se situant dans l’orbite du surréalisme, et de sonnets pétrarquistes — pour qui les différentes époques ou tendances de la littérature étaient strictement considérées comme des genres littéraires. Position qui coïncide avec celle de Pessoa — et aussi de Stravinsky, par exemple — qui est manifestement à l’origine de la trajectoire de Giorgio de Chirico. » (Extrait de : De Chirico par Pere Gimferrer, éditions Albin Michel, Les grands maîtres de l'art contemporain).
Giorgio de Chirico a beaucoup écrit, notamment ses Mémoires. J’aurais voulu poursuivre en évoquant plus particulièrement deux livres auxquels on peut utilement se référer si l’on veut explorer un peu plus son œuvre littéraire.
Il s’agit du fameux Hebdomeros daté par le peintre d’octobre 1929, éditions Flammarion, collection l’âge d’or, 1983, ouvrage que je ne pus trouver en France dans les années 1990 et qui me fut livré par une librairie française de São Paulo.
L’autre ouvrage est un recueil de poèmes présentés par Jean-Charles Vegliante paru aux éditions Solin (*) . J’y reviendrai dans une prochaine publication.
(*) Pour les gens de ma région, on en trouve un exemplaire à la médiathèque municipale d’Oyonnax (Ain).
© Éditions Orage-Lagune-Express pour la version papier de ce texte.
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09 février 2020
Carnet / Des nouvelles de mon Findus
Je rame depuis deux ans sur la publication en édition revue et corrigée d’un ensemble de poèmes issus de plusieurs plaquettes et recueils confidentiels disséminés ici ou là et qu’on ne trouve désormais que dans certaines bibliothèques, en particulier à la médiathèque municipale d’Oyonnax, sur le marché du livre d’occasion, notamment sur internet, ou dans quelques librairies qui peuvent encore se payer le luxe d’ouvrages à rotation lente jaunissant sur des étagères poussiéreuses.
Ainsi que cela se produit parfois, le projet patine et s’enlise pour des raisons trop fastidieuses à énumérer dont les principales sont mon incompétence technique, ma lenteur, ma paresse, le temps passé à table et surtout mon incapacité radicale à collaborer avec qui que ce soit de manière qui me satisfasse d’un point de vue psychologique. Pour résumer, je dirais que je suis le seul responsable de cette situation.
Histoire de compliquer encore les choses, il m’est arrivé à plusieurs reprises d’annoncer aux partenaires acceptant de m’aider dans cette publication que je décidais de geler le projet, raison pour laquelle mon ami l’artiste Jacki Maréchal m’a bien fait rire en le qualifiant de Findus.
J’ajoute que depuis cette rigolade salutaire, j’ai de nouveau gelé le projet (c’est mon petit côté guerre froide en hiver polaire, on ne se refait pas, surtout à partir d’un certain âge où il faut bien commencer à apprendre à garder la tête froide avant que le reste ne suive).
Tout cela pour informer les quelques personnes me demandant des nouvelles de cette publication un peu trop tôt annoncée que mon Findus finira peut-être par ressortir une énième fois du congélateur mais j’ignore quand, ce qui n’entamera en rien la qualité puisqu’il s’agit de poésie et non de poisson pané.
02:09 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : publication, édition, carnet, note, journal, blog littéraire de christian cottet-emard, plaquettes, recueils, brochures, librairie, médiathèque oyonnax, livre d'occasion, édition revue et corrigée, christian cottet-emard, guerre froide, glaciation, congélateur, poésie, poisson pané